Jean-Claude LEMALLE : une expérience de juge-consulaire

Jean-Claude LEMALLE

L'indemnisation de la perte de chance

1. – ⚖️ Introduction : une actualité jurisprudentielle dense

La perte de chance s’impose aujourd’hui comme un thème important du droit de la responsabilité civile.

La perte de chance est une notion consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt en date du 18 mars 1975 (n° 74-92118). Elle se caractérise comme étant la privation d’une probabilité raisonnable de la survenance d’un événement positif ou de la non-survenance d’un événement négatif. La perte de chance représente donc une situation à mi-chemin entre le dommage certain qui est indemnisable et le dommage incertain, non indemnisable.

Deux arrêts d’Assemblée plénière du 27 juin 2025 (numéros 22-21.812 et 22-21.146) sont venus clarifier le rôle du juge :

« Lorsqu’une faute a fait perdre à la victime une chance d’éviter son dommage, le juge doit réparer cette perte, même si la victime réclamait l’indemnisation du dommage entier et non celle de la seule perte de chance. »

Le juge ne déborde donc pas le cadre du litige : la perte de chance se mesure à l’aune du dommage total invoqué. Même, si la perte de chance n’est pas invoquée par le demandeur, le juge se doit de l’examiner, puisqu’elle fait partie intégrante du litige, qui concerne la réparation d’un dommage. 

Quelques mois plus tard, la troisième chambre civile a, par un arrêt du 11 septembre 2025 (numéro 23-21.882), illustré cette méthode à propos d’une résiliation fautive d’un contrat prévoyant un honoraire de résultat.

2. – ⚖️ Une illustration pratique récente : l’arrêt du 11 septembre 2025 (n° 23-21882)

2.1 – Les faits

Une société civile immobilière, propriétaire d’un ensemble commercial, confie la gestion d’un sinistre à une société spécialisée, moyennant un honoraire de résultat.

La société civile immobilière rompt fautivement le contrat. Les juges du fond la condamnent à verser à la société gestionnaire l’intégralité de la rémunération espérée, estimant qu’aucun aléa ne subsistait quant à la perception des indemnités d’assurance.

2.2 – La décision de la Cour de cassation

« Le préjudice résultant de la résiliation anticipée d’un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d’une éventualité favorable à laquelle était subordonnée la perception par le cocontractant d’un honoraire de résultat, s’analyse en une perte de chance, qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. »

En d’autres termes, le juge doit toujours évaluer la probabilité de réalisation de la chance perdue, et l’indemnisation ne peut être intégrale.

3. – 🔎 La notion de perte de chance

La perte de chance correspond à la disparition certaine d’une éventualité favorable.

La victime ne peut prétendre au gain total espéré, mais seulement à la valeur économique de la chance perdue.

Trois conditions doivent être réunies :

  • La chance doit être réelle et sérieuse, non hypothétique ;
  • La faute doit avoir supprimé directement cette opportunité ;
  • Le dommage final doit être incertain, mais la perte de la chance doit être certaine.
Exemples rencontrés devant les juridictions commerciales
  • Avocat ou expert-comptable négligent : perte de chance d’obtenir gain de cause ou avantage fiscal ;
  • Agent commercial évincé : perte de chance de conclure un contrat ;
  • Fournisseur ayant rompu un contrat préparatoire : perte de chance d’obtenir une commande.

4. – 📚 Méthodologie de la Cour de cassation

4.1 – Étape 1 : caractériser la perte de chance

Le juge doit vérifier que la faute a fait disparaître une probabilité identifiable de résultat favorable.

Si le dommage final n’est pas certain mais que l’aléa a été supprimé, la perte de chance est constituée.

4.2 – Étape 2 : évaluer la perte de chance

La Cour de cassation impose une méthode en deux temps :

  • Évaluer le dommage entier, comme si la chance s’était réalisée ;
  • Attribuer une fraction correspondant à la probabilité de réalisation de cette chance.

« Les juges du fond doivent raisonner comme si la faute avait causé l’entier dommage, puis fixer la fraction qu’ils attribuent à la perte de chance. »
(Cour de cassation, troisième chambre civile, 11 septembre 2025)

4.3 – Étape 3 : proportionnalité de la réparation

La réparation doit rester proportionnée à la chance perdue, conformément au principe de réparation intégrale : indemniser tout le préjudice certain, sans excéder la réalité économique de la perte.

Il incombe à la victime de préciser à quel montant elle évalue ses différents préjudices, l’office du juge consistant alors à en apprécier le bien-fondé et à déterminer, par une appréciation souveraine, la fraction de ces préjudices correspondant à la perte de chance de les éviter (Cour de cassation, chambre civile 1 du 8 juillet 1997, n° 95-17076).

Le demandeur doit donc communiquer certains documents indispensables à la démonstration de son préjudice économique.

5. – 📌 Synthèse : ce qu’il faut retenir

À retenir
  • La perte de chance est un préjudice certain, même si le résultat final était incertain ;
  • L’indemnisation est toujours partielle, proportionnée à la probabilité de succès perdue ;
  • Le juge n’élargit pas la demande : il la rattache au dommage total visé ;
  • L’évaluation se fait en deux temps : dommage total, puis fraction correspondant à la chance.

6. – 💡 Application pratique

6.1 – Points de contrôle pour le juge consulaire

  • Existence d’une faute : manquement imputable au défendeur ;
  • Existence d’une chance sérieuse : opportunité réaliste de gain ou d’évitement d’un dommage ;
  • Lien de causalité : la faute a-t-elle supprimé directement cette chance ;
  • Caractère certain de la perte : l’événement favorable ne pouvait plus se produire.

6.2 – Pistes pour l’évaluation du pourcentage

La Cour de cassation ne fixe aucun barème. Le juge apprécie souverainement la probabilité de réalisation, mais il peut s’appuyer sur certains repères concrets.

1. La solidité des éléments de preuve

  • Succès quasi assuré : 70 % à 90 % ;
  • Issue probable mais non garantie : 40 % à 60 % ;
  • Aléa important : 10 % à 30 %.

2. Les indices matériels

Existence d’un projet avancé, d’un accord de principe, d’une proposition écrite ou d’une certitude quasi acquise : ces éléments renforcent le taux de probabilité retenu.

6.3 – Exemple de motivation

Attendu que la faute commise par la société défenderesse a eu pour effet de priver la société demanderesse d’une chance sérieuse d’obtenir une indemnisation de son assureur ;

Que cette chance, bien qu’incertaine dans son résultat, présentait une probabilité d’environ cinquante pour cent au regard de l’état d’avancement du dossier ;

Qu’il y a lieu, en conséquence, de fixer le montant de la réparation à cinquante pour cent de la rémunération que la société aurait pu percevoir si la convention avait été exécutée jusqu’à son terme.

6.4 – Conseils rédactionnels

  • Employer systématiquement la formule :

    « Le préjudice consiste en une perte de chance, mesurée à la chance perdue, ne pouvant être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. »

  • Indiquer clairement le taux de probabilité retenu, avec un bref motif ;
  • Justifier la proportion par des éléments concrets du dossier (niveau de certitude, comportement des parties, éléments contractuels) ;
  • Éviter de chiffrer sans fondement : toujours rattacher le pourcentage à un élément objectif.

7. – La perte de chance en cas de rupture des pourparlers

Dans un arrêt du 28 juin 2006, la chambre civile de la Cour de cassation (n° 04-20040) a jugé que la perte de chance n’était pas applicable dans le cas de rupture de pourparlers

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