Jean-Claude LEMALLE : une expérience de juge-consulaire

Jean-Claude LEMALLE

Arrêts récents commentés

PROCEDURE CIVILE

1 – Procédure orale : rejet des prétentions, en application de l’article 446-2 alinéa 5 pour production tardive sans motif légitime (Cour de cassation, chambre civile 2 du 11/09/2025, n° 22-23042)

Motivation de l’arrêt

Vu les articles 446-2 et 16 du code de procédure civile :

Selon le premier de ces textes, lorsqu’il renvoie les débats à une audience ultérieure et autorise les parties à formuler par écrit leurs prétentions et moyens, le juge peut fixer en accord avec elles les conditions de communication des écritures et des pièces. Excepté le cas où il écarte des débats les prétentions, moyens et pièces d’une partie communiqués sans motif légitime après la date fixée pour les échanges et dont la tardiveté porte atteinte aux droits de la défense, le juge, qui constate que le principe de la contradiction n’a pas été respecté, doit, en application du second de ces textes, renvoyer l’affaire à une prochaine audience.

Pour écarter des débats les dernières conclusions de l’appelant, l’arrêt retient, au visa des articles 16 et 446-2, alinéa 5, du code de procédure civile, qu’en l’absence de tout événement invoqué par M. [Aa] légitimant la tardiveté du dépôt de ses écritures le jour de l’audience et plus deux mois après la fixation de la procédure pour plaidoiries et alors même qu’il avait conclu le dernier, il est constaté le non respect du principe du contradictoire et une atteinte aux droits de la défense à l’égard de la caisse qui n’a pu prendre connaissance des conclusions de l’appelant en temps utile.

En statuant ainsi, alors que n’ayant pas constaté qu’une date avait été fixée pour les échanges des conclusions entre les parties, elle ne pouvait écarter les dernières conclusions mais devait renvoyer l’affaire à une prochaine audience pour faire respecter le principe de la contradiction, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Les faits

Monsieur Y a été condamné à payer à la sécurité sociale, par le pôle social du tribunal judiciaire, suite à contrainte, la somme de 31.444 euros.

Monsieur Y a fait appel.

La Cour d’appel a confirmé la condamnation du tribunal judiciaire en rejetant les conclusions déposées au RPVA tardivement, à savoir le 21/06/2022 soit le jour de l’audience.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel, au motif qu’aucune date avait été fixée pour l’échange des conclusions entre les parties.

Commentaires

Procédure orale et article 446-2 du Code de procédure civile : l’exigence d’un accord préalable des parties

📌 Point-clé

En procédure orale, le mécanisme de rejet des conclusions tardives prévu par l’article 446-2 du Code de procédure civile ne peut s’appliquer que si les parties ont donné un accord préalable, explicite et formalisé, à la fois sur la fixation d’une date d’échange de leurs écritures et sur les modalités de communication de celles-ci. À défaut, le juge ne peut pas écarter les conclusions tardives : il doit renvoyer l’affaire à une audience ultérieure afin de respecter le principe de la contradiction.

Rappel du cadre légal : une dérogation au régime normal de la procédure orale

En procédure orale, la règle de principe est que les prétentions sont présentées et débattues à l’audience, les conclusions écrites n’ayant d’effet que si elles sont reprises oralement. L’échange des écritures n’est donc pas, en principe, organisé comme en procédure écrite.

L’article 446-2 du Code de procédure civile permet toutefois au juge, lorsqu’il renvoie l’affaire à une audience ultérieure, d’organiser les échanges entre les parties. Après avoir recueilli leur avis, il peut fixer des délais et, si les parties en sont d’accord, définir les conditions de communication de leurs prétentions, moyens et pièces.

Il en résulte que ce dispositif constitue une dérogation à la logique souple de la procédure orale. C’est précisément parce qu’il introduit un mécanisme potentiellement sévère – le rejet des écritures tardives – que le législateur a exigé un accord préalable des parties, que la Cour de cassation interprète de manière stricte.

Première condition : un accord explicite des parties

L’arrêt commenté rappelle que l’accord des parties ne se présume jamais. Le juge ne peut pas se borner à fixer unilatéralement des délais : il doit constater que les parties ont accepté les règles du jeu, et cette acceptation doit ressortir clairement de la procédure.

L’accord doit être explicite et non équivoque. Le simple silence des parties, l’absence de protestation ou le fait qu’elles aient déposé des conclusions dans les délais indicatifs fixés par le juge ne suffisent pas à caractériser un accord au sens de l’article 446-2.

  • Exemples d’accord suffisant :
  • ➤ Mention dans une ordonnance de renvoi indiquant que les parties, présentes ou représentées, donnent leur accord sur les délais et les modalités de communication des conclusions.
  • ➤ Procès-verbal d’audience relatant l’accord exprès des parties sur un calendrier d’échange et sur les modalités de communication.
  • ➤ Écrits des parties confirmant un calendrier et un mode de communication acceptés en commun, dont le juge prend acte.
  • Exemples insuffisants :
  • ➤ Le juge annonce simplement : « Je fixe un délai pour le dépôt des conclusions » sans recueillir l’accord, ni demander l’avis des parties.
  • ➤ Les parties gardent le silence ou ne formulent aucune opposition apparente à l’audience.
  • ➤ Le tribunal se fonde sur une pratique habituelle ou sur l’idée selon laquelle « cela se passe toujours ainsi ».

Dans l’affaire jugée, la cour d’appel avait écarté les dernières conclusions de l’appelant au motif qu’elles avaient été déposées tardivement, le jour de l’audience, sans motif légitime et au détriment des droits de la défense de l’intimée. La Cour de cassation constate toutefois que la cour d’appel n’avait pas relevé l’existence d’un accord préalable des parties sur l’organisation des échanges au sens de l’article 446-2. Cette absence de constat prive de base légale la décision d’écarter les conclusions.

Deuxième condition : l’accord sur l’objet de l’organisation des échanges (date d’échange et modalités)

L’accord des parties ne porte pas seulement sur le principe d’une organisation des échanges. Il doit aussi viser, de manière précise, ce qui est organisé. L’arrêt met en lumière le double objet de cet accord :

  • En premier lieu, la fixation d’une date d’échange des écritures.

Les parties doivent avoir accepté une date limite à partir de laquelle la production de nouvelles conclusions pourra, en principe, être considérée comme tardive. Si aucune date n’a été fixée ou si le juge se borne à indiquer une audience de plaidoirie sans calendrier préalable formalisé, le mécanisme de rejet ne peut pas être déclenché.

  • En second lieu, la détermination des modalités de communication.

Les parties doivent également avoir consenti aux modalités par lesquelles elles échangeront leurs écritures et leurs pièces : dépôt par la voie électronique, notification directe entre avocats, remise au greffe avec communication simultanée à la partie adverse, ou toute autre modalité convenue. Le juge ne peut pas imposer unilatéralement ces modalités sans recueillir l’accord des parties.

Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation relève que la cour d’appel n’avait pas constaté qu’une date avait été fixée pour l’échange des conclusions et que cet échange avait été organisé en accord avec les parties. En l’absence de ces éléments, l’article 446-2 ne pouvait justifier le rejet des conclusions tardives.

Conséquence en l’absence d’accord : impossibilité de rejeter les conclusions tardives et obligation de renvoi

L’une des apports majeurs de l’arrêt tient au rappel de la conséquence attachée à l’absence d’accord formalisé : le juge ne peut pas écarter les écritures tardives sur le fondement de l’article 446-2. Il doit alors se replacer sur le terrain du principe général du contradictoire, consacré par l’article 16 du Code de procédure civile.

Lorsque le principe de la contradiction n’a pas été respecté, le juge n’a pas la faculté de trancher immédiatement le litige. Il doit renvoyer l’affaire à une audience ultérieure, afin de permettre à la partie qui n’a pas pu prendre connaissance des écritures d’en débattre utilement. Le renvoi n’apparaît pas comme une option, mais comme une obligation lorsque la violation du contradictoire est constatée.

En l’espèce, les conclusions de l’appelant avaient été déposées le jour de l’audience, sans qu’une organisation préalable des échanges ait été formalisée en accord avec les parties. La cour d’appel a choisi d’écarter ces écritures pour atteinte aux droits de la défense. La Cour de cassation censure ce raisonnement en considérant qu’en l’absence de date fixée pour l’échange des conclusions, la cour d’appel ne pouvait pas écarter les dernières conclusions. Elle aurait dû renvoyer l’affaire à une audience ultérieure pour assurer le respect du contradictoire.

Portée pratique pour les juridictions commerciales

En pratique, dans de nombreuses juridictions commerciales, le juge chargé de l’instruction se contente d’indiquer des délais pour le dépôt des conclusions, sans recueillir l’accord des parties ni fixer formellement les modalités d’échange. L’arrêt commenté montre que cette pratique est insuffisante pour fonder en droit le rejet de conclusions tardives.

  • ➤ Le juge qui souhaite pouvoir écarter des conclusions tardives doit, lors du renvoi, recueillir l’accord des parties sur un calendrier précis et sur les modalités de communication des écritures.
  • ➤ Cet accord doit être formalisé, par exemple dans une ordonnance de renvoi ou dans un procès-verbal d’audience, de manière à pouvoir être constaté dans la décision en cas de contestation.
  • ➤ À défaut d’un tel accord et d’une date d’échange fixée, le dépôt tardif des conclusions ne peut pas donner lieu à leur rejet : pour respecter l’article 16 du Code de procédure civile, le juge doit renvoyer l’affaire à une audience ultérieure afin que la partie adverse puisse utilement en débattre.

L’arrêt invite ainsi les juridictions commerciales à sécuriser leurs pratiques en matière de procédure orale. S’il est souhaité de limiter les dépôts de conclusions de dernière minute, cette limitation doit reposer sur un accord préalable, clair et formalisé des parties au sens de l’article 446-2 du Code de procédure civile, faute de quoi le rejet des écritures demeure juridiquement fragile.

CONTRAT ET RESPONSABILITE

1 – Vente – Le prix de vente d’un fonds de commerce doit être déterminé par les parties ou un tiers, et non par le juge (Cour de cassation, chambre commerciale du 04/06/2025, n° 24-11580)

Motivation de l’arrêt 

Vu les articles 1591 et 1592 du code civil :

Aux termes du premier de ces textes, le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties. Selon le second, il peut cependant être laissé à l’estimation d’un tiers.

Il en résulte que le juge ne peut procéder à la fixation du prix de la vente.

Pour dire la vente arrêtée au prix de 1 035 820 euros et rejeter l’ensemble des demandes de la société Pharmacie Girardeaux, l’arrêt, après avoir relevé que l’ « expert » désigné d’un commun accord par les parties, conformément au contrat, avait fixé le chiffre d’affaires annuel à la somme de 1 471 682 euros, procède au retraitement de cette somme en déduisant notamment, ainsi que le prévoit l’acte de vente, les ventes hors comptoir, qu’il évalue à la somme de 53 000 euros, pour aboutir à un prix de vente de 1 297 347 euros.

En statuant ainsi, en approuvant le tribunal d’avoir chiffré lui-même, pour déterminer le prix de cession, le montant des éléments à retrancher du chiffre d’affaires annuel, montant sur lequel les parties étaient en désaccord, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Les faits

Deux sociétés ont conclu une promesse de cession de fonds de commerce en 2015, prévoyant un prix basé sur 80 % du chiffre d’affaires annuel de référence, avec possibilité de recourir à un expert en cas de désaccord sur les comptes ou le prix. Suite à la cession en 2016, un désaccord différend survient entre les parties sur le chiffre d’affaires de l’année 2015. Conformément aux termes du contrat, les parties se mettent d’accord pour désigner un expert, afin qu’il fixe le montant dudit chiffre d’affaires.

Un nouveau désaccord surgit sur le montant des retraitements à effectuer. Le désaccord persistant, la société cédante assigne devant le tribunal de commerce la société cessionnaire afin de solliciter, à titre principal, la fixation définitive du prix et la condamnation du cessionnaire à lui payer le solde lui restant dû et, à titre subsidiaire, une expertise judiciaire pour fixer le prix définitif par application du mécanisme de calcul stipulé au contrat.

Pour dire la vente arrêtée au prix de 1 035 820 euros et rejeter l’ensemble des demandes de la société cédante, la cour d’appel, après avoir relevé que l’« expert » désigné d’un commun accord par les parties, conformément au contrat, avait fixé le chiffre d’affaires annuel à la somme de 1 471 682 euros, la Cour d’appel procède au retraitement de cette somme en déduisant déductions à effectuer, ainsi qu’il était mentionné dans l’acte de cession.

La Cour de cassation désavoue les juges du fond. La cour d’appel a violé les articles 1591 (le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties) et 1592 (il peut cependant être laissé à l’estimation d’un tiers) du Code civil, dont il résulte que le juge ne peut procéder à la fixation du prix de la vente.

Commentaires

Article 1591 du Code civil

 » Le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties « .

Article 1592 du Code civil

 » Il peut cependant être laissé à l’estimation d’un tiers ; si le tiers ne veut ou ne peut faire l’estimation, il n’y a point de vente, sauf estimation par un autre tiers « .

Les textes du Code civil sur la vente sont limpides : ce sont les parties qui doivent déterminer le prix, pas le juge. La loi prévoit tout au plus que les parties peuvent aussi s’en remettre à un tiers qu’elles désignent d’un commun accord, mais c’est tout.

On peut remarquer qu’en l’espèce les parties s’étaient accordées dans la promesse de cession pour recourir à un tel expert, non seulement pour arrêter le dernier chiffre d’affaires, en cas de contestation, mais aussi pour fixer le prix définitif. C’est donc en saisissant cet expert également du désaccord relatif au retraitement à effectuer, qu’il fallait faire trancher le différend, mais non en sollicitant le juge.

2. – Responsabilité d’un garagiste (Cour de cassation, chambre civile 1 du 25/06/2025, n° 23-22515)

Motivation de l’arrêt

Vu les articles 1147, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et 1315, devenu 1353, du code civil :

Il résulte de ces textes que, si la responsabilité du garagiste au titre des prestations qui lui sont confiées n’est engagée qu’en cas de faute, l’existence d’une faute et celle d’un lien causal entre la faute et ces désordres sont présumées dès lors que des désordres surviennent ou persistent après son intervention.

Il incombe, le cas échéant, au garagiste d’apporter la preuve que son intervention a été limitée à la demande de son client et qu’il l’a averti du caractère incomplet de cette intervention et de ses conséquences.

Pour limiter la réparation à une perte de chance résultant d’un manquement du garagiste à son devoir d’information et de conseil et écarter sa responsabilité au titre de son intervention, l’arrêt retient que le problème mécanique dont se plaignait M. [X] concernait le ralenti à froid et que l’intervention du garagiste ayant été limitée à la partie haute du moteur, l’existence d’une relation directe entre sa prestation et la défectuosité du moteur n’est pas démontrée.

En statuant ainsi, alors qu’en présence de désordres persistants sur le moteur après l’intervention du garagiste, le lien causal était présumé et alors qu’elle avait constaté que M. [X] n’avait pas été informé que la limitation de cette l’intervention à la partie haute du moteur n’était pas de nature à mettre un terme aux dysfonctionnements de celui-ci, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Les faits

Il s’agit d’un client qui s’était adressé à un garagiste pour remédier à une panne affectant le moteur. Après avoir initialement proposé le remplacement intégral du moteur, le garagiste avait ensuite suggéré de ne remplacer que la partie haute, consistant en la remise en état des culasses, pour limiter le coût financier de la réparation, ce que le client avait accepté.

Quelques mois plus tard, le client avait constaté une anomalie de fonctionnement du moteur sur sa partie basse, ce qui avait nécessité le remplacement du moteur en son intégralité. La responsabilité du garagiste a été recherchée par le client sur le fondement de l’article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, devenu l’article 1231-1 du même code. »

Commentaires

Cet arrêt précise deux points essentiels :

  1. La présomption de responsabilité du garagiste :

    • Si le véhicule présente encore des dysfonctionnements après son intervention, on présume que le garagiste a commis une faute et que ces désordres en sont la conséquence.

    • C’est donc au garagiste de démontrer le contraire (preuve qu’il a averti son client ou que son intervention ne pouvait pas corriger le problème).

  2. Le devoir de refuser un travail “bancal” :

    • La Cour affirme que « caractérise une faute l’exécution d’une réparation non conforme aux règles de l’art, même à la demande du client ».

    • Autrement dit, le client qui demande une réparation provisoire ou partielle n’exonère pas le professionnel de son obligation : un garagiste ne peut pas accepter de mal réparer, sous prétexte que le client le lui demande.

👉 En pratique :

  • Le garagiste doit refuser une intervention qui ne respecte pas les règles de l’art.

  • S’il accepte malgré tout, il engage sa responsabilité en cas de dysfonctionnement ultérieur, même si le client était à l’origine de la demande de réparation incomplète.

Pour un juge consulaire :

  • Retenez que lorsqu’une panne persiste après l’intervention, le garagiste est présumé fautif.

  • C’est à lui de démontrer qu’il a informé clairement son client des limites de la réparation.

  • En aucun cas le client ne peut “forcer” un garagiste à mal travailler : le professionnel doit refuser.

3. – Victime d’un dommage qui demande à être indemnisée alors qu’elle n’a subi qu’une perte de chance (Cour de cassation, assemblée plénière du 27/06/2025, n° 22-21812)

Motivation de l’arrêt

Vu les articles 4 et 1147, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, du Code civil, et les articles 4 et 5 du Code de procédure civile :

Aux termes de l’article 4 du Code de procédure civile, l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.

Selon l’article 5 du même code, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé.

Il résulte de l’article 1147, précité, du Code civil que caractérise une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable.

La reconnaissance d’une perte de chance permet de réparer une part de l’entier dommage, déterminée à hauteur de la chance perdue, lorsque ce dommage n’est pas juridiquement réparable. Le préjudice ainsi réparé, bien que distinct de l’entier dommage, en demeure dépendant.

Il résulte de l’article 4 du Code civil que le juge ne peut refuser de réparer un dommage dont il a constaté l’existence en son principe.

Il s’en déduit que :

— le juge peut, sans méconnaître l’objet du litige, rechercher l’existence d’une perte de chance d’éviter le dommage alors que lui était demandée la réparation de l’entier préjudice ; il lui incombe alors d’inviter les parties à présenter leurs observations quant à l’existence d’une perte de chance ;
— le juge ne peut refuser d’indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l’existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée.

Pour rejeter la demande indemnitaire de la société, l’arrêt relève que le préjudice qui résulte du manquement de l’avocat se limite à la perte de chance de ne pas avoir eu la possibilité de faire un choix éclairé sur la levée ou non de la clause de non-concurrence et que la société ne demandait pas la réparation d’un tel préjudice.

En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a refusé d’indemniser un préjudice dont elle a constaté l’existence, a violé les textes susvisés.

Les faits

Une société a licencié l’un de ses salariés.

Elle a été condamnée à lui verser une indemnité, pour compenser la clause de non-concurrence à laquelle il restait soumis.

La société estime que son avocat aurait dû lui indiquer que, si elle avait libéré le salarié de cette clause de non-concurrence, elle n’aurait pas eu à l’indemniser.

La société a assigné son avocat en responsabilité et a demandé sa condamnation au paiement d’une somme équivalente au montant de l’indemnité.

Le juge a considéré que l’avocat avait manqué à son obligation d’information et de conseil.

Mais il a constaté que, même si la société avait été correctement informée, il n’est pas certain qu’elle aurait renoncé à cette clause de non-concurrence : la faute de l’avocat a seulement fait perdre à la société une chance de ne pas avoir à verser une indemnité au salarié.

Le juge a donc rejeté la demande de la société.

La société a formé un pourvoi en cassation.

Commentaires

En procédure civile, le principe est que les parties fixent l’objet du litige (art. 4 CPC) et que le juge ne peut statuer que sur leurs demandes (art. 5 CPC). Se posait ici la question de savoir si, lorsqu’un demandeur sollicite la réparation intégrale de son préjudice, le juge peut indemniser ce demandeur au titre d’une perte de chance, même si cette qualification n’a pas été expressément invoquée.

La réponse de l’assemblée plénière

La Cour rappelle que la perte de chance est un préjudice spécifique, distinct de l’entier dommage mais qui en dépend. Elle affirme que :

  • Lorsque le demandeur réclame la réparation intégrale de son préjudice, cette demande inclut par nature la possibilité d’indemniser une perte de chance ;

  • Le juge ne statue donc pas ultra petita en retenant cette qualification, puisqu’il reste dans le cadre de la demande de réparation intégrale.

Autrement dit, la perte de chance n’a pas besoin d’être invoquée expressément par le demandeur pour pouvoir être réparée.

Les limites posées par l’arrêt

  1. Un pouvoir, non une obligation :

    • L’arrêt indique que le juge peut retenir la perte de chance, si elle existe, s’il constate l’existence d’un dommage.

    • Ainsi, s’il estime qu’aucun dommage juridiquement réparable n’existe, il peut débouter purement et simplement.

  2. Le respect du contradictoire :

    • La Cour précise qu’« il lui incombe alors d’inviter les parties à présenter leurs observations quant à l’existence d’une perte de chance ».

    • En pratique, cela veut dire que si le juge envisage d’indemniser sur ce fondement, il doit permettre aux parties de s’exprimer (article 16 du Code de procédure civile), soit par des observations écrites, soit par une réouverture des débats, ce qui parait préférence.

👉 Exemple concret : en matière de cautionnement, le défaut de mise en garde du créancier professionnel ne conduit pas à annuler le cautionnement ni à indemniser la totalité de la dette garantie. Le préjudice réparable est uniquement la perte de chance de ne pas contracter : la caution mal informée n’est pas certaine qu’elle aurait refusé de s’engager, mais elle a perdu une chance réelle et sérieuse de ne pas signer l’acte.

En résumé pour le juge consulaire :

  • Vous n’avez pas l’obligation de retenir la perte de chance, mais vous en avez la possibilité si la réparation intégrale est demandée.

  • Si vous l’envisagez, vous devez impérativement en débattre avec les parties.

  • Ainsi, vous pouvez proportionner l’indemnisation à la réalité du dommage sans craindre de statuer en dehors des demandes.

Voir également l’arrêt du 27/06/2025, n° 22-21146

4. – Résolution unilatérale du contrat de maintenance interdépendant d’une location financière (Cour de cassation, chambre commerciale du 02/07/2025, n° 24-13046)

Arrêt de la Cour de cassation

Selon l’arrêt attaqué (Poitiers, 23 janvier 2024), le 31 octobre 2018 l’association Cours Saint Thomas d’Aquin (l’association) a conclu avec la société Viatelease, aux droits de laquelle se trouve la société Locam-location automobiles matériels (la société Locam), un contrat de location financière portant sur du matériel de bureautique fourni par la société Burotel, celle-ci en assurant également la maintenance.

Le 25 octobre 2019, se prévalant de manquements graves dans le paramétrage du matériel, l’association a notifié à la société Burotel la résolution du contrat de maintenance.

3. La société Locam a assigné en paiement des loyers impayés l’association, laquelle lui a opposé la caducité du contrat de location financière en conséquence de la résolution du contrat de maintenance.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

L’association fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande de caducité du contrat de location et de la condamner au paiement du solde impayé du contrat de location, alors « que le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification ; qu’en déboutant l’association de sa demande de prononcer de la caducité du contrat de location du 31 octobre 2018, motif pris que la société Burotel n’a pas été attraite à la procédure, que l’association ne fait valoir aucune procédure antérieure ou distincte au cours de laquelle la résolution du contrat de maintenance la liant à la société Burotel a été prononcée ou constatée et qu’en l’absence de mise en cause de la société Burotel, fournisseur du matériel avec laquelle elle avait souscrit un contrat de maintenance, elle ne pouvait ni constater la résolution du contrat de maintenance, ni prononcer la caducité du contrat de location du 31 octobre 2018, la cour d’appel a violé l’article 1226 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1186, alinéas 2 et 3, 1224 et 1226 du code civil :

Selon le premier de ces textes, lorsque l’exécution de plusieurs contrats est nécessaire à la réalisation d’une même opération et que l’un d’eux disparaît, sont caducs les contrats dont l’exécution est rendue impossible par cette disparition et ceux pour lesquels l’exécution du contrat disparu était une condition déterminante du consentement d’une partie, la caducité n’intervenant toutefois que si le contractant contre lequel elle est invoquée connaissait l’existence de l’opération d’ensemble.

Aux termes du deuxième, la résolution résulte soit de l’application d’une clause résolutoire, soit, en cas d’inexécution suffisamment grave, d’une notification du créancier au débiteur ou d’une décision de justice.

Selon le troisième, le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification, le débiteur pouvant à tout moment saisir le juge pour contester la résolution.

Il en résulte que la résolution par voie de notification est opposable à celui contre lequel est invoquée la caducité d’un contrat, par voie de conséquence de l’anéantissement préalable du contrat interdépendant, sans qu’il soit nécessaire de mettre en cause le cocontractant du contrat préalablement résolu.

Pour rejeter la demande de caducité du contrat de location financière, l’arrêt relève que l’association n’a pas mis en cause la société Burotel.

En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

CAUTIONNEMENT et DROIT BANCAIRE

PROCEDURE COLLECTIVE

1. –  L’ouverture d’une liquidation judiciaire n’entraîne plus la résiliation du compte courant bancaire (Cour de cassation, assemblée plénière du 11/09/2024, arrêt n° 23-12695)

Motivation de l’arrêt

« Selon l’article L. 641-11-1, I, alinéa 1er, introduit dans le code de commerce par l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008, nonobstant toute disposition légale ou toute clause contractuelle, aucune indivisibilité, résiliation ou résolution d’un contrat en cours ne peut résulter du seul fait de l’ouverture ou du prononcé d’une liquidation judiciaire.

Ce texte, entré en vigueur le 15 février 2009, a transposé à la liquidation judiciaire les règles identiques résultant de l’article L. 622-13 du code de commerce édictées pour la sauvegarde et rendues applicables au redressement judiciaire par l’article L. 631-14 de ce code.

Un arrêt de la Cour de cassation a jugé que le compte courant d’une société étant clôturé par l’effet de sa liquidation judiciaire, il en résultait que le solde de ce compte était immédiatement exigible de la caution (Com., 13 décembre 2016, pourvoi n° 14-16.037, Bull.2016, IV, n° 156).

Cet arrêt, dont la solution n’a pas été reprise par la jurisprudence ultérieure, a suscité critiques et interrogations de la doctrine.

En effet, le compte courant non clôturé avant le jugement d’ouverture constitue un contrat en cours, de sorte qu’en l’absence de disposition légale contraire, les textes précités lui sont applicables.

Dès lors, la jurisprudence rappelée au paragraphe 8 doit être abandonnée. Il convient en conséquence de juger désormais que l’ouverture ou le prononcé d’une liquidation judiciaire n’a pas pour effet d’entraîner la clôture du compte courant du débiteur.

Après avoir énoncé à bon droit que le compte courant étant un contrat en cours, sa résiliation ne pouvait résulter de l’ouverture de la liquidation judiciaire, l’arrêt en a déduit exactement que la clôture du compte n’étant pas intervenue, le solde n’est pas devenu exigible, de sorte que la caution n’est pas tenue.

Par ce seul motif, rendant inopérants les griefs des deuxième et troisième branches, la cour d’appel a légalement justifié sa décision « .

Les faits

En l’espèce, tandis qu’une société avait ouvert un compte courant auprès d’une banque, une autre société s’était, quant à elle, portée caution de tous les engagements de la première envers l’établissement de crédit à hauteur d’une certaine somme.

Il s’avère que la société titulaire du compte a été mise en redressement, puis en liquidation judiciaire et au sein de cette procédure, la banque a procédé à la déclaration de sa créance correspondant au solde débiteur du compte, puis a assigné la caution en paiement.

Si les demandes du créancier ont a priori été accueillies favorablement en première instance, l’affaire est toutefois portée en appel par la caution. Or, malheureusement pour la banque, la cour d’appel va rejeter ses demandes.

Pour parvenir à cette solution, les juges du second degré ont notamment estimé que, puisque l’ouverture de la liquidation judiciaire n’a pas pour effet d’entraîner la résiliation du compte courant, son éventuel solde débiteur n’était donc pas exigible. Or, à défaut d’exigibilité du solde, la caution ne pouvait pas être poursuivie par la banque.

La banque se pourvoit en cassation et faisait, quant à elle, valoir entre autres le raisonnement inverse. Pour la demanderesse, puisque le compte était résilié du fait de la survenance de la liquidation judiciaire, son solde constituait bien une créance exigible permettant la poursuite de la caution.

Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation va rejeter le pourvoi.

Commentaire

La résiliation du compte courant bancaire ne pouvant résulter du seul fait de l’ouverture d’une liquidation judiciaire, il reste à déterminer comment ce compte peut être résilié, afin de rendre son solde exigible, et donc de pouvoir poursuivre en paiement la caution.

Première solution

La banque devra faire application de l’article L. 641-11-1 du Code de commerce pour qu’il soit procédé à la clôture du compte par l’effet d’une résiliation. Pour cela, l’établissement de crédit devra mettre en demeure le liquidateur judiciaire d’avoir à opter sur la continuation du compte bancaire. S’il n’y a pas de poursuite d’activité, logiquement, le liquidateur ne devrait pas opter pour la continuation du contrat et cela entraînera résiliation.

Deuxième solution

Si le liquidateur opte pour la continuation du contrat, le banquier devra dénoncer immédiatement l’ouverture de crédit adossée au compte courant, en utilisant les dispositions de l’article L. 313-12, alinéa 2, du Code monétaire et financier et en se fondant sur le fait que si le débiteur est en liquidation judiciaire, sa situation est irrémédiablement compromise. Cela l’autorisera alors à rompre immédiatement les concours, et, par conséquent, les ouvertures de crédit non encore utilisées, sans avoir à respecter le délai de préavis mentionné à l’alinéa 1er de l’article L. 313-12 du même code.

Droit des sociétés

1. – Le défaut de mention du motif de révocation du gérant de SARL ne peut fonder la nullité de l’assemblée (Cour de cassation, chambre commerciale du 07/05/2025, n° 23-21508)

À la demande de l’ancien gérant d’une SARL, une cour d’appel annule l’assemblée des associés ayant décidé la révocation de l’intéressé, ainsi que les assemblées postérieures. Elle retient qu’il découle des statuts de la société que la décision de révocation du gérant devait être décidée pour un juste motif, lequel devait nécessairement être rapporté au procès-verbal de l’assemblée, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, le procès-verbal ne comportant aucune mention du motif retenu par les associés pour évincer le gérant.

Censure de la Cour de cassation. La nullité des actes ou délibérations autres que ceux modifiant les statuts ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du Livre II du Code de commerce relatif aux sociétés commerciales ou des lois qui régissent les contrats (C. com. art. L 235-1). Il en résulte que, sous réserve des cas dans lesquels il a été fait usage de la faculté, ouverte par une disposition impérative, d’aménager conventionnellement la règle posée par celle-ci, le non-respect des stipulations statutaires n’est pas sanctionné par la nullité. Or, aucune disposition du Livre II du Code de commerce ne prévoit que le motif de révocation doit être rapporté au procès-verbal de l’assemblée révoquant le dirigeant social. Par ailleurs, la cour d’appel n’avait pas constaté que la disposition statutaire prétendument méconnue procédait d’une faculté offerte par une disposition impérative de la loi. Les assemblées litigieuses ne pouvaient donc pas être annulées.L

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