Jean-Claude LEMALLE

Jean-Claude LEMALLE : une expérience de juge-consulaire

La production forcée de pièces

Table des matières

1. – Les textes applicables

Chapitre concernant l’obtention des pièces détenues par un tiers

Article 11 du Code de procédure civile alinéa 2 :

« Si une partie détient un élément de preuve, le juge peut, à la requête de l’autre partie, lui enjoindre de le produire, au besoin à peine d’astreinte. Il peut, à la requête de l’une des parties, demander ou ordonner, au besoin sous la même peine, la production de tous documents détenus par des tiers s’il n’existe pas d’empêchement légitime ».

Article 138 du Code de procédure civile :

« Si, dans le cours d’une instance, une partie entend faire état d’un acte authentique ou sous seing privé auquel elle n’a pas été partie ou d’une pièce détenue par un tiers, elle peut demander au juge saisi de l’affaire d’ordonner la délivrance d’une expédition ou la production de l’acte ou de la pièce ».

Article 139 du Code de procédure civile

« Le juge, s’il estime cette demande fondée, ordonne la délivrance ou la production de l’acte ou de la pièce, en original, en copie ou en extrait selon le cas, dans les conditions et sous les garanties qu’il fixe, au besoin à peine d’astreinte ».

Article 140 du Code de procédure civile

« La décision du juge est exécutoire à titre provisoire, sur minute s’il y a lieu ».

Article 141 du Code de procédure civile

« En cas de difficulté, ou s’il est invoqué quelque empêchement légitime, le juge qui a ordonné la délivrance ou la production peut, sur la demande sans forme qui lui en serait faite, rétracter ou modifier sa décision. Le tiers peut interjeter appel de la nouvelle décision dans les 15 jours de son prononcé ».

Chapitre la production des pièces détenues par une partie

Article 142 du Code de procédure civile

« Les demandes de production des éléments de preuve détenus par les parties sont faites, et leur production a lieu, conformément aux dispositions des articles 138 et 139 ».

Remarque :

Au regard de l’application de l’article 142, l’article 141 ne bénéficie pas aux parties. Celles-ci ne bénéficient donc d’aucun recours spécifique et voient donc leur recours régi par le droit commun.

2. – Exigence d’une demande – Le juge dispose-t-il d’un pouvoir d’office ?

A la lecture de ces deux articles, la production forcée de pièces ne peut donc résulter que d’une requête formulée par une partie, le juge ne disposant pas, apparemment, du pouvoir de l’exiger d’office.

Examinons toutefois d’autres textes qui semblent infirmer cette absence de pouvoir du juge.

 2.1 – Comparaison avec l’article 10 du Code de procédure civile

 Cette obligation de requête peut sembler en contradiction avec l’article 10 du Code de procédure civile qui dispose que « le juge a pouvoir d’ordonner d’office toutes les mesures d’instruction légalement admissibles ».

Il ne s’agit ici que d’ordonner une des mesures d’instruction prévues par les articles 143 à 284-1 du Code de procédure civile, à savoir : vérifications personnelles (articles 179 à 183), comparution personnelle des parties (articles 184 à 198),  déclaration des tiers (articles 199 à 231), les mesures d’instructions exécutées par un technicien (articles 232 à 284-1), et ne concerne donc pas la production de pièces.

 2.2 – Comparaison avec l’alinéa 1 de l’article 446-3 du Code de procédure civile

Article 446-3 alinéa 1 (applicable à compter du 01/12/2010)

« Le juge peut inviter, à tout moment, les parties à fournir les explications de fait et de droit qu’il estime nécessaires à la solution du litige et les mettre en demeure de produire dans le délai qu’il détermine tous les documents ou justifications propres à l’éclairer, faute de quoi il peut passer outre et statuer en tirant toute conséquence de l’abstention de la partie ou de son refus ».

A la lecture de ce texte et concernant exclusivement la procédure orale, et donc en particulier la procédure devant le tribunal de commerce (article 862 du Code de procédure collective), il apparait donc que le juge dispose du pouvoir de demander, d’office, à une partie de produire tous les documents ou justifications propres à l’éclairer, et donc la production de pièces.

Mais, il s’agit ici d’une simple demande et non une injonction de produire, et qui de plus ne peut s’adresser qu’aux parties.

Le refus de production du document a pour seule sanction la possibilité pour le juge de tirer les conséquences de cette abstention.

De plus, concernant cette mise en demeure, le juge n’a pas la possibilité d’assortir sa demande d’une astreinte.

3. – Forme et bien-fondé de la demande

3.1 – Auteur de la demande

L’article 138 du Code de procédure civile prévoit que la production forcée est demandée « dans le cours de l’instance ». Le demandeur à la production ne peut donc être qu’une partie à un procès en cours, dont la demande de production est présentée incidemment.

3.2 – Forme de la demande

La demande de production forcée, en application de l’article 139 alinéa 1 du Code de procédure civile, est faite sans forme. Les actes ou les pièces doivent être suffisamment déterminés pour être identifiés.

La requête peut porter sur un acte authentique, un acte sous seing privé, sur une pièce ou encore sur un élément de preuve.

3.3 – Obligation de justifier l’intérêt de la demande

La partie qui effectue la demande en production forcée a l’obligation de justifier d’un intérêt légitime à cette production. Il est donc nécessaire de démontrer que ladite pièce rende vraisemblable le fait allégué, et qu’elle soit donc utile au succès de la prétention.

Ces caractères sont appréciés souverainement par les juges du fond.

Ainsi, il est de jurisprudence constante que la production forcée doit respecter les exigences de l’article 146 alinéa 2 du Code de procédure civile, qui dispose qu’« en aucun cas une mesure d’instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l’administration de la preuve

3.4 – Détenteur de la pièce : une partie ou un tiers

Si, comme le précise l’article 11 du Code de procédure civile, une partie peut demander par requête au juge, d’adjoindre à l’autre partie la production d’un élément de preuve qu’elle possède, cette requête peut également concerner une pièce détenue par un tiers, s’il n’existe pas d’empêchement légitime.

Il est à noter que l’article 11 du Code de procédure civile, en ce qui concerne la production forcée de pièces à l’encontre d’un tiers, précise la possibilité pour le juge de « demander ou d’ordonner ».

Le détenteur tiers de la pièce peut être une personne publique, la Cour de cassation ayant eu l’occasion de préciser que « l’obligation d’apporter son concours à la manifestation de la vérité s’impose aussi bien aux personnes privées qu’aux personnes publiques ».

3.5 – La preuve de la détention de la pièce par un tiers

Lorsque la pièce est censée être détenue par un tiers, le demandeur à la production a seulement l’obligation de démontrer que selon toute vraisemblance la pièce est détenue par ce tiers, il n’a l’obligation de prouver la réalité de sa détention qu’en cas de contestation.

4. – Compétence et pouvoir du juge

4.1 – Compétence

En application de l’article 138 du Code de procédure civile, seul le juge qui est saisi de l’affaire pourra enjoindre la production forcée de pièces.

4.2 – Pouvoir du juge et examen de la demande

 L’article139 du Code de procédure civile dispose que « le juge, s’il estime cette demande fondée, ordonne la délivrance ou la production de l’acte ou de la pièce ».

Ce refus ou cette acceptation faite par le juge repose sur l’intime conviction qu’il a du dossier, laquelle sera détaillée dans le jugement sur le fond. Dans ces conditions, il n’a aucune obligation de s’expliquer sur sa décision de demande de production forcée.

4.3 – Forme et contenu de l’injonction

Le juge rend son injonction dans une décision avant dire droit.

Le juge dans son ordonnance, décide des conditions de la production, à savoir comme le précise l’article 139 du Code de procédure civile il « ordonne la délivrance ou la production de l’acte ou de la pièce, en original, en copie ou en extrait selon le cas, dans les conditions et sous les garanties qu’il fixe, au besoin à peine d’astreinte ».

5. – Inexécution de l’injonction

5.1 – Inexécution du tiers : motif légitime ou empêchement légitime

Le tiers peut refuser de produire la pièce en faisant valoir un motif ou un empêchement légitime (article 11 du Code de procédure civile).

Il s’agit de faire la distinction entre motif légitime d’inexécution et empêchement légitime.

Le motif légitime qui peut être invoqué aussi bien par les tiers que par les parties destinataires d’une injonction de produire comporte deux éléments principaux : le secret et la force majeure. Nous étudierons ces deux cas ci-après.

L’empêchement légitime, qui ne peut être invoqué que par les tiers n’est précisé dans aucun texte.

Ainsi, il a été admis l’existence d’un empêchement légitime lorsque la mesure :

  • porte atteinte au respect de la vie privée,
  • concerne la délivrance de pièces d’une procédure pénale,
  • touche au secret des affaires,
  • porte un dommage moral ou matériel au tiers..

Le motif légitime est une notion de fait soumise à l’appréciation souveraine des juges du fond, dont la décision, qu’elle retienne ou refuse l’argumentation du destinataire, doit, selon la jurisprudence, être justifié avec précision.  

Concernant la décision du juge, l’article 141 du Code de procédure civile dispose que :

« En cas de difficulté, ou s’il est invoqué quelque empêchement légitime, le juge qui a ordonné la délivrance ou la production peut, sur la demande sans forme qui lui en serait faite, rétracter ou modifier sa décision. Le tiers peut interjeter appel de la nouvelle décision dans les 15 jours de son prononcé ».

Etant précisé que l’article 141 n’est applicable qu’à l’encontre de l’ordonnance de production forcée de pièces, rendue à l’encontre d’un tiers.

5.2 – Inexécution des parties : le motif légitime

Contrairement aux tiers, les parties ne peuvent invoquer un empêchement légitime en cas d’inexécution de la production de pièces, car l’article 142 du Code de procédure civile ne renvoie pas aux dispositions de l’article 141.

Les parties pourront toutefois invoquer le droit au secret (Cour de cassation, chambre commerciale du 15/05/2019, n° 18-10491) ou la force majeure.

5.2.1 – Le secret professionnel

Le secret des affaires est impuissant à faire échec à la justice, il en est de même du secret des correspondances, seul le secret professionnel peut être considéré comme permettant de se soustraire à l’injonction.

C’est la jurisprudence qui a dégagé la nature du secret auquel peuvent être tenues certaines professions, à savoir principalement :

  • le secret médical,
  • le secret professionnel de l’avocat, de l’expert-comptable, du commissaire aux comptes,
  • le secret bancaire.

Il est à noter que le secret professionnel ne saurait faire échec à une demande de production émanant de celui qui a qualité pour accéder au document en cause.

Deux éléments tempèrent l’étendue du secret professionnel :

  • il ne peut jamais être invoqué par le détenteur de la pièce lorsque la production est demandée au cours d’une action en responsabilité dirigée contre lui,
  • le bénéficiaire du secret peut y renoncer, déchargeant par là même la personne tenue au secret de sa responsabilité en cas de divulgation suite à l’injonction.

5.2.2 – La force majeure

La perte, la destruction, le vol constituent une force majeure.

Par exemple, le fait qu’une compagnie d’assurances ne produise pas un contrat dont la validité était expirée depuis plus de 10 ans, alors que seul le délai de 10 ans était imposé pour la conservation des polices, constitue un cas de force majeure.

6. – Sanction de l’inexécution injustifiée de l’injonction

L’exécution forcée de l’injonction de produire est exclue.

6.1 – Sanction de la faute

Les articles 11 et 139 du Code de procédure civile prévoient que le juge peut ordonner la production forcée de pièces, sous astreinte quant au délai et aux modalités de la communication.

6.2 – Application de l’article 446-3 concernant les tribunaux de commerce

L’article 862 du Code de procédure civile précise que le juge chargé d’instruire l’affaire « dispose des pouvoirs de mise en état prévus à l’article 446-3 ».

L’article 446-3 du Code de procédure civile précisant quant à lui que le défaut de production de documents demandés par le juge, permet à celui-ci de passer outre en tirant toute conséquence de l’abstention de la partie ou de son refus.

7. – Voies de recours

L’article 140 du Code de procédure civile dispose que l’ordonnance rendue par le juge est exécutoire à titre provisoire.

7.1 – Recours spécifique du tiers

L’article 141 du Code de procédure civile dispose, qu’en cas de difficulté ou s’il est invoqué un empêchement légitime, le juge qui a ordonné la délivrance ou la production de la pièce pourra, sur la demande sans forme, du tiers, qui lui sera faite, rétracter, modifier ou confirmer sa décision. Le tiers pourra interjeter appel de la nouvelle décision dans les 15 jours de son prononcé.

Cette disposition ne peut trouver à s’appliquer dans l’hypothèse ou la production forcée est ordonnée pour les besoins d’une expertise (article 170 du Code de procédure civile) ;

7.2 – Recours des parties

L’article 141 du Code de procédure civile n’étant pas applicable aux parties, elles ne bénéficient d’aucun recours spécifique et voient donc leur recours régi par le droit commun.

L’ordonnance, considérée comme un jugement avant dire droit, ne peut être frappée d’un appel immédiat, puisque l’article 545 du Code de procédure civile impose alors qu’elle ne puisse être frappée d’appel qu’avec le jugement sur le fond.

@media print { @page { margin: 5mm !important; } }